Sur l’esclavage, son histoire et ses conséquences contemporaines

«L’arrachement de millions d’hommes à leur terre, leur abominable passage par les mers, la morsure du fer dans l’âme comme dans la chair, au gré des siècles, doit encore nous interroger, malgré l’effectivité désormais acquise des législations abolitionnistes. Car si cette époque semble juridiquement révolue, l’est-elle in fine, moralement?»
Patrick HADDAD, 23 mai 2023, discours à l’occasion de la journée nationale d’hommage aux victimes de l’esclavage colonial.

Patrick Haddad, Sarcelles, 23 mai 2023.

Le 23 mai 2023 avait lieu la journée nationale à la mémoire des victimes de l’esclavage colonial. Instituée par la loi du 28 février 2017. Elle fait écho à la manifestation silencieuse du 23 mai 1998 qui avait contribué au débat national aboutissant au vote du 21 mai 2001, reconnaissant l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.

À cette occasion de cette journée de commémoration — que devait conclure une passionnante conférence de Lilian Thuram sur la liste contre le racisme et les discriminations dans le cadre de l’Université populaire de Sarcelles, son maire, Patrick Haddad, avait développé une analyse qu’il nous semble indispensable de partager largement.

Ne se bornant pas aux seules réflexions humanistes qu’appelle légitimement une telle journée, Il en rappela les fondements économiques et racialistes, mais aussi des conséquences en termes de représentations et de discriminations qui continuent à peser aujourd’hui. Vous trouverez le texte de son intervention ci-dessous. Vous pouvez également la télécharger au format PDF.

Discours de Patrick Haddad (23 mai 2023, Sarcelles)

Monsieur le Sous-Préfet,
Monsieur le Député,
Madame la Conseillère régionale,
Monsieur la Conseillère départementale,
Mesdames et Messieurs les Adjoints au  maire et Conseillers municipaux,
Mesdames et Messieurs les représentants d’associations d’anciens combattants,
Mesdames et Messieurs les représentants d’associations africaines et ultramarines,

Peu de temps après, je me trouvai parmi les pauvres enchaînés des hommes de mon propre peuple, ce qui me soulagea quelque peu. Je m’enquis de ce que ces hommes projetaient de faire de nous ; ils me donnèrent à entendre qu’on nous transportait au pays de ces hommes blancs pour nous faire travailler pour eux.
Il est inutile de décrire les traitements que l’on nous fit éprouver alors. La barbarie des marchands de nègres est connue. La puanteur de la cale, pendant notre mouillage à la côte, était si intolérablement répugnante qu’il était dangereux d’y demeurer tant soit peu, et plusieurs d’entre nous avaient été autorisés à demeurer sur le pont en quête d’air pur ; mais à présent que toute la cargaison du navire y était confinée, l’odeur devenait absolument pestilentielle. L’exiguïté du lieu et la chaleur du climat, ajoutées à la densité de population du bateau, si tassée qu’il restait à peine à chacun de quoi se retourner, nous coupaient presque la respiration. En conséquence de quoi l’on transpirait abondamment, si bien que l’air devint bientôt irrespirable, à force de pestilences diverses, et provoqua des maladies parmi les esclaves, dont beaucoup moururent…
Cette situation misérable était encore aggravée par l’humiliation des chaînes qui devenaient insupportables. Les cris aigus des femmes et les plaintes des mourants concouraient à créer un spectacle d’une horreur presque inconcevable. Nous continuâmes ainsi à subir plus de violences que je ne pourrais le rapporter ici, violences inséparables de cet exécrable commerce.

« Ottaba Cugoano avait environ treize ans lorsqu’il fut kidnappé, en 1770, avec une vingtaine d’autres garçons et filles, par des trafiquants africains qui les conduisirent jusqu’à Cape Coast (Ghana). Après la traversée, il fut vendu comme esclave à des planteurs britanniques de la Grenade. » Catherine Coquery-Vidrovitch et Eric Mesnard, racontent cela dans Être esclave.

C’est un système économique, c’est une conception politique, c’est une domination juridique. C’est un monde qui donne à des millions de femmes, d’hommes et d’enfants le statut de choses, de meubles, pour cultiver la terre et s’enrichir de la vente de ses fruits.

Ce monde-là durera quatre siècles. A minima.

L’ensemble des progrès de l’époque furent à l’œuvre dans un saisissant paradoxe pour avilir des hommes comme ils ont rarement pu l’être au cours de plusieurs millénaires d’une histoire humaine pourtant féconde en malheurs.

Les grandes découvertes des navigateurs portugais aux XVe et XVIe siècles ; la prédation des conquistadores espagnols ; l’essor de l’économie sucrière, du tabac, du café, du cacao ; mais aussi la décimation des populations amérindiennes par des maladies européennes jusque alors inconnues en Amérique, l’ensemble de ces germes aux fondements d’une économie mondialisée aboutit à un besoin de main d’oeuvre résistante et en grand nombre. Cette rencontre entre les besoins de l’économie et une conception racialiste du rapport à l’autre frappa le cœur de l’Afrique.

Par la volonté des royaumes européens et la relative, et parfois active, aide de royaumes africains, un mécanisme insidieux et efficace se fit jour. Pour qui aime comprendre les systèmes, il tient en cinq mots : captation, ponction, chosification, privation, exploitation

La France y a pris toute sa funeste part, tout comme la Grande-Bretagne, le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas. Elle déporta, entre 1551 et 1875, 1,4 million d’Africains, le rythme prenant un essor particulier à partir de 1642, et une nature systémique, voire industrielle, au cours du XVIIIe siècle.   

Le roi Louis XIV paraphe, en mars et août 1685, un édit royal touchant la police des îles de l’Amérique française. C’est ce texte qui restera pour la postérité comme le Code noir, qui prend ce nom en 1712 sous la régence de Philippe d’Orléans. Si des droits sont reconnus aux esclaves sous un vernis de catholicisme triomphant, le système esclavagiste n’en est pas moins gravé dans la loi. Il le restera jusqu’au décret du 27 avril 1848, après une brève et partielle abolition par la Convention le 4 février 1794.

C’est ce même Code noir qui expulse les Juifs établis dans les colonies antillaises, au nom de la suprématie et du monopole de la religion catholique.

Les ports de France ont vu partir plus de 2800 navires négriers de Nantes, Bordeaux, La Rochelle, Le Havre, Dunkerque, Toulon, Saint-Malo… Le premier de ces navires, en 1594, est cruellement baptisé L’Espérance, qui appareille de La Rochelle.

Être razzié en Afrique, embarqué de force sur un navire négrier, c’est affronter le fouet, mais aussi la malnutrition, la promiscuité, la maladie, le typhus et le scorbut. Les enfants sont moins résistants que les hommes, moins résistants eux-mêmes que les femmes. Au XVIIIe siècle, la mortalité sur les navires au cours de la traversée s’élève à 15% des esclaves.

L’horreur de la traite atlantique a le visage de ses victimes, marquées à jamais au plus profond de leur être. Elle a aussi les mots de ses bourreaux. Je laisse à la réflexion et à la sensibilité de chacune et chacun d’entre vous, l’extrait d’une lettre du capitaine Julien Richier, datée du 7 mars 1712 [repris en français moderne] :

Ce n’est que ma deuxième expédition négrière, et j’ai considérablement appris de la première, non pas tant en navigation qu’en marchandage avec les fournisseurs et en maniement des hommes et des nègres. Et je peux maintenant affronter sans hésitations des événements qui m’auraient pris de court auparavant.
Après deux mois pour rassembler l’ensemble de la cargaison, nous avons finalement quitté Ouidah il y a une semaine avec 143 nègres, 11 négrillons, 82 négresses et 6 négrites, soit 242 captifs, tous examinés par le chirurgien et déclarés en bonne santé.
Hier, j’ai dû faire noyer à vif une négresse dont on m’avait rapporté le comportement rebelle et l’influence détestable qu’elle avait sur les autres, et même sur l’équipage, que ses simagrées et ses glapissements commençaient à inquiéter lors des danses forcées. Certains craignaient qu’elle fût une sorcière et qu’elle nous jetât le mauvais œil, tu sais comme les marins sont superstitieux. Là encore, l’expérience m’a appris qu’une fermeté rapide, mais dépourvue de cruauté – tu connais mes principes – est préférable à un supplice tardif qui suscite la haine des captifs et nourrit la révolte. Depuis, la cargaison semble calme, même si trois négresses continuent à refuser de manger. Si cela perdure, nous devrons les gaver avec l’ouvre-bouche métallique qu’un ferronnier nantais m’a confectionné et qui rend cette corvée bien plus facile. Il n’est pas acceptable de perdre ainsi trois esclaves, sans compter l’effet de contagion sur les autres.
Passons aux bonnes nouvelles : le charpentier Durand, qui est un homme précieux, m’a fait part d’une idée qui lui est venue : réaliser un faux-pont démontable qui s’intercalerait à mi-hauteur de l’entrepont. D’après ses calculs, on pourrait ainsi entreposer 60 nègres supplémentaires, en position allongée ou assise pour les plus petits. Cela nous permettrait de passer de deux captifs par tonneau à deux et demi, ce qui est un rendement exceptionnel et ravira notre armateur, le sieur Montaudoin. J’ai récompensé Durand sur-le-champ et lui ai demandé de se mettre au travail, avec trois marins pour l’aider. Nous avons en conséquence changé de route et allons faire une escale à l’île de Gorée. Cela ne nous coûtera que trois jours de navigation, pour compléter la cargaison d’esclaves et aussi permettre au tonnelier d’approvisionner le surplus d’eau et de vivres nécessaire. J’en profiterai pour confier cette lettre à un navire qui revient en France, de sorte que tu puisses la recevoir dans quelques mois et rassurer notre mère.
Tu sais que les attendrissements ne sont pas mon fort. J’espère ardemment vous revoir dans moins d’un an, si Dieu le veut, et vous serrer tous les deux dans mes bras.
Ton grand frère,
Julien

Catherine Coquery-Vidrovitch et Eric Mesnard, dans l’ouvrage de référence Être esclave cité en introduction, décrivent avec justesse et recul mêlés cette violence de la traversée atlantique :

Si, donc, comme l’écrivit Fernand Braudel, la traite négrière ne fut pas une invention diabolique de l’Europe, la traite coloniale européenne marquait toutefois une rupture dans l’histoire de l’exploitation esclavagiste par son intensité et son caractère racialisé, puisque seuls les Noirs d’Afrique en furent les victimes. Elle fut par ailleurs à l’origine de sociétés et de populations nouvelles, car elle mit en contact l’Afrique avec l’Amérique et elle demeure pour les descendants américains des populations déportées, et pour les Africains descendants de razzieurs ou de razziés, un élément constitutif de l’identité.
La violence, la guerre, la razzia, le rapt ou la compensation d’une offense étaient aux fondements de l’esclavage. La mise en esclavage était un processus de déracinement, de dépersonnalisation de la victime, qui était arrachée à sa société et à ses ancêtres et perdait jusqu’à son nom.
Les esclaves ne devenaient pas esclaves sur les bateaux négrier. Nombre d’entre eux l’étaient depuis parfois longtemps dans leur propres sociétés, ou le devenaient lorsqu’ils étaient mis au service des Blancs et de leurs associés, sur la côte.
Pour les esclaves, la traversée était un terrible déchirement, car cela signifiait qu’ils ne reviendraient certainement jamais. Nombre d’entre eux avaient déjà fait l’expérience du déracinement et été transportés dans les caravanes durant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avant d’être regroupés pour le grand départ. Là, des contacts s’étaient établis, des informations avaient circulé, des bruits avaient couru ; bref, une culture esclave s’était déjà constituée qui allait se souder encore davantage dans la promiscuité épouvantable des bateaux. Tout ceci fait partie de la culture atlantique.

À l’univers atlantique, celui de la cale et de la promiscuité, succède celui, à peine plus enviable, de la plantation. A l’instar de cet univers concentrationnaire de la Shoah si bien décrit par David Rousset, il y eut au Brésil, aux Antilles, aux États-Unis, la constitution d’un véritable univers plantationnaire, avec ses règles, ses injustices, sa domination coloniale et raciale de l’homme blanc sur l’homme noir.

Au rang des injustices, la sexualisation du corps de la femme noire, considérée comme propriété du planteur, n’est pas des moindres. Violée, appropriée, accusée d’accommodement par intérêt lorsqu’elle accepte les relations, la femme noire n’est jamais considérée comme victime : elle est coupable par essence d’avoir péché et d’avoir provoqué des relations hors mariage en séduisant l’homme blanc. Ancienne esclave de Caroline du Nord, abusée par son maître, Harriet Jacobs écrira en 1861 dans Les incidents dans la vie d’une fille esclave des pages édifiantes autant que révoltantes sur la situation des femmes esclaves.

Pour toutes et tous, l’univers plantationnaire est une rupture, une douleur et une recomposition. Dans la plantation Brédé, aux Hauts-du-Cap, où Toussaint Louverture était muletier, l’espérance de vie ne dépasse pas 37 ans. On y travaille 6 jours sur 7 au XVIIIe siècle, les maîtres ayant de facto droit de vie et de mort. L’espérance de vie d’un esclave ne dépasse pas dix ans après son arrivée dans la plantation.

On mesure mal la puissance destructrice qu’est pour l’esclave l’arrachement à sa terre, mais aussi à la représentation symbolique de monde, projeté dans le système d’un monde autre, inconnu et brutal.

L’arrachement de millions d’hommes à leur terre, leur abominable passage par les mers, la morsure du fer dans l’âme comme dans la chair, au gré des siècles, doit encore nous interroger, malgré l’effectivité désormais acquise des législations abolitionnistes. Car si cette époque semble juridiquement révolue, l’est-elle in fine, moralement? Fallait-il, pour que l’homme blanc savoure le sucre, le tabac, le café, la douceur du coton, que la terre du nouveau monde eût à ce point le goût du sang, celui de l’homme noir?

Ibrahima Thioub, professeur à l’Université de Dakar, explique ce phénomène avec pertinence (interview France Info du 10 mai 2012) :

J’explique le silence des Européens par le fondement idéologique de la colonisation au XIXe siècle. Ils affirmaient alors que s’ils colonisaient, c’était pour empêcher les Africains de pratiquer l’esclavage en Afrique même ! Dans ce contexte, ils parvenaient à faire oublier le « pêché originel » de ce qui s’était passé du XVe au XIXe siècle : le fait qu’en partenariat avec certaines élites africaines, ils avaient soumis les peuples du continent à un pillage sans précédent avec la traite des esclaves, pour ensuite prétendre civiliser ceux qui pratiquaient l’esclavage. Ainsi, le silence s’est installé sur les faits antérieurs. Cela évitait d’expliquer le système des grandes compagnies pratiquant la traite, qui s’appuyaient sur les élites africaines, au détriment de leurs peuples.
Il faut mettre en avant l’origine du phénomène : à savoir l’émergence du capitalisme mercantile européen. Voulant exploiter les richesses des Amériques, celui-ci avait besoin de main d’œuvre. Il s’est donc servi là où il y en avait au moindre coût. L’esclavage est donc un problème social, politique et économique qui se poursuit aujourd’hui.

***

Il faut désormais libérer l’homme noir d’autres chaînes. Celles des préjugés et des discriminations : avec la signature de notre grand plan de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et toutes les formes de discriminations, PLURADIS, j’ai souhaité que la ville soit exemplaire en la matière. À Sarcelles, le racisme n’a pas sa place. Je remercie à cet égard ma collègue Chantal Ahounou, ainsi que l’ensemble des élus de la majorité municipale et des partenaires, pour porter à mes côtés un projet profondément fraternel.

Dans cette lutte, souvenons-nous des mots de Frantz Fanon dans son ouvrage Peau noire, Masques blancs (Seuil, 1952).

Oui, au Noir on demande d’être un bon négro ; ceci posé, le reste vient tout seul. Le faire parler petit nègre, c’est l’attacher à son image, l’engluer, l’emprisonner, victime éternelle d’une essence, d’un apparaître dont il n’est pas le responsable. Et naturellement, de même qu’un Juif qui dépense de l’argent sans compter est suspect, le Noir qui cite Montesquieu doit être surveillé. Qu’on nous comprenne : surveillé, dans la mesure où avec lui commence quelque chose. Et, certes, je ne prétends pas que l’étudiant noir soit suspect à ses camarades ou à ses professeurs, mais, en dehors des milieux universitaires, il subsiste une armée d’imbéciles ; il importe non pas de les éduquer, mais d’amener le Noir à ne pas être l’esclave de leurs archétypes.
… Ce que nous affirmons, c’est que l’Européen a une idée définie du Noir, et il n’y a rien de plus exaspérant que de s’entendre dire : « Depuis quand êtes vous en France? Vous parlez bien le français. »
Non, parler petit nègre, c’est enfermer le noir, c’est perpétuer une situation conflictuelle où le Blanc infeste le Noir de corps étrangers extrêmement toxiques.

Pour conclure, et cheminer ensemble vers la liberté, j’en appelle à ce beau poème de Maya Angelou, paru en 1978 et intitulé And still I rise (« Et je m’élève quand même ») :

Depuis les huttes de honte de l’histoire
Je m’élève

Surgissant d’un passé enraciné de douleur
Je m’élève

Je suis un océan noir, étendu et frémissant,
Rétabli et grandissant, je porte la marée.
En laissant derrière moi des nuits de peur et de terreur
Je m’élève


Vers une aube merveilleusement claire
Je m’élève

Apportant les présents que mes ancêtres m’ont donnés,
Je suis le rêve et l’espérance de l’esclave.

Je m’élève, je m’élève, je m’élève.

Je vous remercie.

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